
La Caraïbe face à son destin : rejoindre le camp américain contre le Venezuela, ou défendre sa souveraineté
Par Vijay Prashad, le 1er décembre 2025
Le président américain Donald Trump a donné son feu vert au déploiement du USS Gerald R. Ford dans les Caraïbes. Il navigue désormais au nord de Porto Rico, aux côtés du USS Iwo Jima et d'autres navires de la marine américaine, et menace le Venezuela d'une intervention militaire. Les tensions sont vives dans la région, où circulent diverses théories sur le risque d'une attaque imminente des États-Unis et sur la catastrophe sociale qui en résulterait. La CARICOM, l'organisme régional des pays des Caraïbes, a publié une déclaration soulignant que la région a vocation à être une "zone de paix", pour une résolution pacifique des différend. Dix anciens chefs de gouvernement de pays caribéens ont publié une lettre exigeant que
"notre région ne serve jamais de pion dans les luttes d'influence de puissances extérieures".
Le 21 août, l'ancien Premier ministre de Trinité-et-Tobago, Stuart Young, a déclaré :
"La CARICOM et notre région sont une zone de paix internationale, et il est essentiel qu'elle le reste". Selon lui, Trinité-et-Tobago a "respecté et défendu les principes de non-intervention et de non-ingérence dans les affaires intérieures de nos voisins, et pour de bonnes raisons".
À première vue, tout porte à croire que personne dans la Caraïbe ne soutient une attaque des États-Unis contre le Venezuela.
Cependant, l'actuelle Première ministre de Trinité-et-Tobago, Kamla Persad-Bissessar (plus connue sous ses initiales KPB), a ouvertement déclaré soutenir les actions des États-Unis dans les Caraïbes, y compris le meurtre illégal de quatre-vingt-trois personnes lors de vingt-et-une frappes aériennes depuis le 2 septembre 2025. En effet, lorsque la CARICOM a publié une déclaration sur le caractère pacifique de la région, Trinité-et-Tobago s'est désolidarisée de celle-ci. Pourquoi la Première ministre de ce pays s'est-elle opposée à l'ensemble des dirigeants de la CARICOM et a-t-elle soutenu l'aventure militaire de l'administration Trump dans les Caraïbes ?
La doctrine de l'arrière-cour
Depuis l'adoption de la doctrine Monroe en 1823, les États-Unis considèrent l'ensemble de l'Amérique latine et des Caraïbes comme leur "arrière-cour". Les États-Unis sont intervenus dans au moins trente des trente-trois pays d'Amérique latine et des Caraïbes (soit 90 % des pays), de l'attaque américaine contre les îles Malouines argentines (1831-1832) aux pressions actuelles exercées sur le Venezuela.
L'idée d'une "zone de paix" a émergé en 1971, lorsque l'Assemblée générale des Nations unies a voté pour que l'océan Indien soit déclaré "zone de paix". Au cours des deux décennies suivantes, alors que la CARICOM débattait de ce concept pour les Caraïbes, les États-Unis sont intervenus en République dominicaine (après 1965), en Jamaïque (1972-1976), au Guyana (1974-1976), à la Barbade (1976-1978), à la Grenade (1979-1983), au Nicaragua (1981-1988), au Suriname (1982-1988) et en Haïti (1986).
En 1986, lors du sommet de la CARICOM en Guyane, le Premier ministre de la Barbade, Errol Barrow, a déclaré :
"Ma position a toujours été claire : les Caraïbes doivent être reconnues et respectées comme une zone de paix. Je l'ai dit et je le répète : tant que je serai Premier ministre de la Barbade, notre territoire ne saurait être utilisé pour menacer aucun de nos voisins, qu'il s'agisse de Cuba ou des États-Unis".
Depuis cette déclaration, les dirigeants caribéens ont régulièrement affirmé, notamment vis-à-vis des États-Unis, qu'ils ne sont l'arrière-cour de personne et que leurs côtes restent une zone de paix. En 2014, à La Havane, tous les membres de la Communauté des États latino-américains et caraïbes (CELAC) ont adopté le principe d'une "zone de paix" dans le but "d'éradiquer à jamais la menace ou l'usage de la force" dans la région.
Persad-Bissessar, surnommé KPB, a rejeté ce consensus historique qui transcende les traditions politiques dans les Caraïbes. Pourquoi ?
Trahisons
En 1989, le dirigeant syndical Basdeo Panday a fondé le Congrès national uni (UNC), un parti de centre gauche (anciennement appelé Congrès pour l'amour, l'unité et la fraternité). KPB a rejoint le parti de Panday. Tout au long de sa carrière, jusqu'à récemment, elle est restée au centre de l'UNC, défendant des politiques social-démocrates et favorables à l'État-providence, que ce soit en tant que cheffe de l'opposition ou lors de son premier mandat de Premier ministre (2010-2015). Cependant, même lors de son premier mandat, KPB a prouvé qu'elle n'hésiterait pas à se tourner vers l'extrême droite sur la question de la criminalité.
En 2011, elle a proclamé l'état d'urgence pour mener une "guerre contre la criminalité". Depuis son domicile de San Fernando, aux Philippines, elle a déclaré à la presse :
"La nation ne doit pas être prise en otage par des groupes de voyous déterminés à semer le chaos dans notre société. Nous devons prendre des mesures très fermes, des mesures radicales",
a-t-elle ajouté. Le gouvernement a arrêté sept mille personnes, dont la plupart ont été relâchées faute de preuves, et la loi anti-gang du gouvernement n'a pas pu être adoptée. Cette politique s'apparentait aux campagnes anti-pauvres menées dans les pays du Nord. Dès l'instauration de l'état d'urgence, KPB a trahi l'héritage de l'UNC, dérivant vers l'extrême droite.
Une fois revenue au pouvoir en 2025, KPB a adopté un discours imitant celui de Trump, avec des propos encore plus durs envers les trafiquants de drogue présumés, en affirmant notamment "Trinidad et Tobago First". Après la première frappe américaine contre un bateau de pêche, KPB a soutenu cette action en déclarant :
"Je n'éprouve aucune sympathie pour les trafiquants, l'armée américaine devrait tous les tuer sans pitié".
Penelope Beckles, cheffe de l'opposition à Trinité-et-Tobago, a déclaré que si son parti (le Mouvement national populaire) se prononçait en faveur d'une action forte contre le trafic de drogue, celle-ci devait être "légale" et a soutenu que la "déclaration irresponsable" de KPB doit faire l'objet de rétractation. Mais KPB a au contraire confirmé son soutien à la militarisation des Caraïbes par les États-Unis.
Problèmes
Il est certain que Trinité-et-Tobago est confronté à un ensemble complexe de vulnérabilités économiques (dépendance au pétrole et au gaz, pénurie de devises étrangères, diversification lente) et de crises sociales (criminalité, inégalités, migration, exclusion des jeunes), aggravé par la faiblesse des institutions étatiques qui ne parviennent pas à aider le pays à surmonter ces difficultés. La faiblesse du régionalisme isole encore davantage les petits pays comme Trinité-et-Tobago, qui sont vulnérables à la pression des pays puissants. Mais KPB n'agit pas seulement sous la pression de Trump ; elle a pris la décision politique de recourir à la force américaine pour tenter de résoudre les problèmes de son pays.
Mais quelle est sa stratégie ? Tout d'abord, faire appel aux États-Unis pour bombarder les petits bateaux soupçonnés d'être impliqués dans les opérations de contrebande en cours depuis des siècles dans la zone des Caraïbes. Si les États-Unis bombardent massivement ces petits bateaux, les contrebandiers repenseront leur trafic de drogue, d'armes et de produits de consommation de base. Ensuite, elle pourrait tirer parti des bonnes relations avec Trump pour encourager les investissements dans l'industrie pétrolière vitale mais stagnante de Trinité-et-Tobago. KPB pourrait en tirer un bénéfice à court terme. Trinité-et-Tobago a besoin d'au moins 300 millions de dollars, voire 700 millions par an, pour entretenir et moderniser ses usines pétrochimiques et de gaz naturel liquéfié, puis de 5 milliards pour développer les champs offshore et construire de nouvelles infrastructures. L'investissement massif d'ExxonMobil en Guyane (qui dépasserait, selon les sources, les 10 milliards de dollars) suscite des convoitises dans toute la région des Caraïbes, où d'autres pays rêvent d'attirer ce type d'investissements. Des entreprises telles qu'ExxonMobil investiront-elles à Trinité-et-Tobago ? Si Trump voulait récompenser KPB pour sa docilité, il inviterait le PDG d'ExxonMobil, Darren Woods, à étendre les investissements de son entreprise dans les zones de forage en eaux profondes de Trinité-et-Tobago. La décision de KPB d'abandonner le projet de zone de paix lui permettrait peut-être d'obtenir des géants pétroliers un financement plus conséquent.
Mais quelles sont les répercussions de cette trahison ? Elle compromet déjà d'office toute tentative d'unité caribéenne, et isole Trinité-et-Tobago sur la question très sensible de la présence militaire américaine dans les eaux caribéennes. Trinité-et-Tobago est confrontée à de réels problèmes : la montée de la violence liée aux armes à feu, le trafic transnational et la migration illégale via le golfe de Paria. Ces défis exigent des solutions concrètes, et non l'illusion d'une intervention militaire américaine. Les interventions militaires américaines ne résolvent jamais les problèmes, mais renforcent la dépendance, exacerbent les tensions et érodent la souveraineté de chacune des nations concernées. Une attaque contre le Venezuela ne saurait résoudre les difficultés de Trinité-et-Tobago, et pourrait même les aggraver.
Les États caribéens font face à deux options, deux avenirs possibles. L'une mène à une militarisation accrue, à la dépendance et au risque d'intégration à l'appareil sécuritaire américain. L'autre option permettrait de relancer l'autonomie régionale, favoriser la coopération Sud-Sud et perpétuer les traditions anti-impérialistes qui ont longtemps nourri l'imaginaire politique du bassin caribéen.
Traduit par Spirit of Free Speech
Le dernier ouvrage de Vijay Prashad (en collaboration avec Noam Chomsky) s'intitule The Withdrawal: Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of US Power (New Press, août 2022).